Le récit
Raconter l'Exil
L’enjeu du récit est posé par le père à la septième minute du film, après un épisode de pogrom traumatisant : quitter le pays pour sauver les membres de sa famille. Y revenir un jour peut-être, il n’en est alors pas question – nous autres, spectateurs, savons de toute façon que le village a été détruit : Kyona âgée, hors champ, nous l’a appris. Le récit du film mêle ainsi plusieurs strates temporelles orchestrées par la narratrice off ou hors champ, interprétée par la réalisatrice. Ainsi mis en abyme, le film interroge la nature même du récit : est-il d’origine autobiographique ? Des figures et des péripéties invitent toutefois à le considérer sous l’angle du conte.
Petite
& grande histoire _
En 2006, Florence Miailhe découvre des photos de son mari, Patrick Zachmann, qui travaille pour l’agence Magnum. Il revient de Malte et de l’île de Lampedusa, en Italie, où il a signé des reportages sur les migrants venus d’Afrique échoués sur place, à bout de forces. En regardant ces images, la cinéaste fait le lien avec son arrière-grand-mère qui, en 1905, avait dû quitter Odessa pour fuir les pogroms, passant par la Grèce et la Roumanie avec ses dix enfants, et enceinte du onzième. À l’époque, passer les frontières n’était pas difficile comme aujourd’hui ; mais vivre « ailleurs », loin de ses racines, de sa culture d’origine, l’était tout autant. Tout comme subvenir aux besoins d’une famille très nombreuse, en mentant sur le nombre réel d’enfants qui la composaient, pour pouvoir obtenir un logement décent.
C’est le récit de son aïeule que Florence Miailhe a d’abord voulu raconter, et raconter en court métrage, seul format qu’elle avait expérimenté jusqu’alors. Elle commence à travailler le scénario avec l’auteure Marie Desplechin, qui avait déjà participé à l’écriture de trois de ses films précédents : Shéhérazade (1995), Histoire d’un prince devenu borgne et mendiant (1996) et Conte de quartier (2006). Il s’avère rapidement qu’une telle histoire ne peut être racontée dans un court métrage et que, même dans un long, il serait difficile de donner une existence propre à autant de personnages.
Le récit prend alors une autre tournure avec deux idées d’un duo, un frère et une sœur – qui, là encore, est inspiré de faits réels : en 1940, la mère et l’oncle de Florence Miailhe (alors âgés respectivement de 18 et 15 ans environ) ont dû quitter leur famille pour rejoindre la zone libre. Les circonstances de leur départ sont donc autres que celles de leur grand-mère russe. Le récit de La Traversée fait état de cette diversité de situations de départ quand, à la gare, la mère de Kyona et Adriel explique la présence des Skanderbergs et des Ostéliens : pour les uns, la guerre ; pour les autres, une situation climatique devenue catastrophique, faisant écho avec la situation contemporaine.
Passé/Présent _
Les ponts entre passé et présent se multiplient ainsi dans le récit, soulignant le caractère atemporel des migrations et la diversité des situations vécues : traversée de mers hautement périlleuses, arrestations arbitraires, privation des papiers d’identité, détour à pied par les montagnes pour ne pas être repéré, traite d’enfants, bidonvilles insalubres, camps de migrants inhumains…
Le lien entre passé et présent est redoublé dans le récit du fait que celui-ci est raconté – au présent du film –, par la réalisatrice elle-même (l’origine autobiographique de La Traversée est ainsi assumée), qui évoque des faits passés.
Trois motifs assurent le lien entre ces temps différents : la voix off (quand elle intervient dans le récit) ou hors champ (pendant le prologue et l’épilogue) de Florence Miailhe, qui nous rappelle que Kyona est toujours vivante, malgré les dangers et les tragédies qui ont émaillé son destin ; les mains de l’artiste âgée, qui saisissent le carnet à dessin ; le carnet à dessin lui-même, témoin de l’épopée des enfants, qui revient à plusieurs reprises dans le récit et qui devient un personnage à part entière. Même si l’on sait qu’il existe toujours, puisqu’il est entre les mains de Kyona âgée, on redoute à chaque « station » des enfants qu’il ne se perde.
Ce carnet a été créé par Florence Miailhe pour les besoins du film. Elle s’est inspiré des dessins que sa propre mère avait fait dans sa jeunesse, notamment pendant sa fuite vers la zone libre, en 1940. Par conséquent, certaines de ces productions au crayon et au fusain dégagent un effet de vérité qui touchent les sens des spectateurs, et confèrent au film une aura documentaire. C’est bien de la situation des migrants d’hier et d’aujourd’hui que le récit prend en charge, aussi fictionnel soit-il.
Un conte _
Fictionnel, La Traversée l’est assurément puisque les auteures du scénario lui ont donné, à dessein, la forme d’un conte, comme leurs trois œuvres communes précédentes. Les deux femmes partagent en effet ce goût pour ce genre littéraire et ses variations sur une histoire souvent familiale avec ses tensions, ses effusions d’amour et de joie, ses manques, ses conflits. Ici, il s’agit même d’un conte initiatique, avec le passage de l’enfance à l’adolescence de Kyona et même d’Adriel. Le franchissement de la porte en ruine, à la fin du film, symbolise leur transformation au fil du récit, et l’ouverture vers une nouvelle période de leur vie, qui rime avec « liberté retrouvée ».
Florence Miailhe et Marie Desplechin ont par ailleurs structuré le scénario en chapitres, assumant l’analogie avec la littérature, l’imagination. L’authenticité du récit n’est pas à rechercher du côté de la véracité des événements narrés, mais des émotions ressenties au diapason de celles qui ébranlent Kyona. Effusion de joie quand elle retrouve Iskender, chagrin d’amour, désespoir à l’idée d’avoir perdu son frère, deuil d’Erdewan qui n’a même pas le temps d’être vécu, espoir fou de retrouver ses parents… Ce qui traverse le spectateur est bien réel.
Maintes autres caractéristiques du récit renvoient au « vocabulaire » et à la « grammaire » des contes.
Valeur pédagogique du conte _
« Le conte stimule l’imaginaire de l’enfant et il nourrit les représentations. Il soutient également la symbolisation. Le conte met au travail les angoisses et émotions. »[1] Contrairement aux enfants, adolescents et adultes connaissent la fonction du conte. Pourtant, eux-mêmes ont plaisir à se laisser entraîner par le film, à faire abstraction de leur savoir, à être portés par leurs émotions et à jouir du triomphe final du héros ou de l’héroïne, rassurant à tous âges. « À la fin du conte, tu gagnes. Tu surmontes des choses terribles, mais tu surmontes », analyse Marie Desplechin dans le making-of du film. Elle poursuit : « C’est toujours la même histoire ! (…) Et c’est votre histoire. » Les contes nous parlent, sinon de nous – Florence Miailhe rappelle que tout le monde a un aïeul qui a connu l’exil[2] –, au moins de notre époque, et de notre histoire.
[1] Corinne Blouin, Christine Landel « L’importance du conte dans une situation pédagogique », in Empan 2015/4 (n° 100), p. 183.
[2] « Rencontre avec Florence Miailhe » à Fontevraud, chaîne YouTube de NEF Animation, 3 octobre 2020.
Figures
emblématiques _
Ogres, Petits Poucets, sorcière, frère et sœur laissés à eux-mêmes car abandonnés par leurs parents, orphelins : le film est traversé de figures emblématiques des contes.
Ce sont d’abord les della Chiusa, effrayants au naturel, qui se transforment au gré d’une vision horrifique de Kyona : à table, les têtes de ses parents adoptifs se fondent avec celles des animaux empaillés derrière eux, les transformant en monstres prêts à la manger, car c’est bien sa tête, servie sur un plateau, que son « père » s’apprête à trancher son long couteau effilé. Son frère, engraissé par Florabelle, est devenu « Peter », dans l’histoire, mais on pourrait tout aussi bien le qualifier d’« Hansel », un jeune garçon dévoré non pas au sens propre, mais figuré : dévoré par la folie d’une mère possessive.
La « sorcière » du film, appelée « Babayaga » dans le scénario (soit le nom d’un personnage de sorcière du folklore slave), cultive sa réputation auprès des soldats pour les effrayer – et, partant, les éloigner de Kyona. Quand le feu se reflète sur son visage courroucé, le parallèle avec les sorcières, associées au démon, et promises au bûcher, est immédiat.
Les « corbeaux », comme se sont baptisés les enfants des rues à cape noire, sont autant de Petits Poucets abandonnés par leurs parents qui doivent se débrouiller seuls en rusant.
Quant à la forêt, elle est maléfique : elle mange les enfants, raconte-t-on dans les alentours. Elle semble, de fait, vivante : une multitude d’yeux clignent sur les troncs des bouleaux qui la peuplent, et les silhouettes de Kyona et Adriel semblent être absorbées par leurs troncs.
Temps et lieux
du conte _
À quelle époque se déroule le film ?
À Novi-Varna, on pourrait être en 1905, dans un village russe.
Le train qu’emprunte la famille de Kyona n’a pas d’âge : est-il à vapeur, comme le suggère la fumée qui s’en échappe au niveau du quai ? Le spectateur perd ainsi ses repères temporels. Il est surpris quand il voit Jon sortir un téléphone portable ou, plus tard, discuter par visioconférence avec Florabelle. Furtifs, ces plans montrant des accessoires contemporains permettent de créer des liens avec des réalités actuelles, mais n’ancrent pas pour autant le film dans le XXIe siècle. Car chez Babayaga, le temps semble à nouveau très reculé. « Nous sommes dans le temps indéfini de la légende », dit Florence Miailhe[1]. Un temps à la durée toutefois parfaitement définie : un an, soit quatre saisons. Un an décisif dans la vie de cette enfant devenue une jeune fille.
Où se déroule le film ?
Les décors que traversent Kyona et Adriel sont purement fictionnels, mais inspirés de lieux réels. Les auteures se sont par exemple longuement documentées sur les camps de rétention de migrants. Les milieux fictifs qu’elles ont créés et les personnages qui les habitent sont d’autant plus porteurs de sens universel qu’ils nous semblent familiers : la carte qui montre le chemin à parcourir pour la famille de Kyona ressemble à celle de l’Europe ; les peuples qui habitent ce continent imaginaire évoquent ceux du nôtre : hommes trapus à la peau mate ; grands blonds aux yeux bleus ; familles à la peau blanche et aux cheveux noirs. Les Yézildes (Kyona et sa famille), les Skanderbergs et les Ostéliens (rencontrés à la gare) nous sont étrangement familiers. Les noms de villes, villages et régions traversés aussi résonnent avec des éléments du réel : Novi-Varna, Basse-Bathélie, Stemetsvar, Shalangar, Arcata. Le conte intitulé La Traversée remplit ainsi sa fonction de représentation, de symbolisation et de travail des émotions. Ce faisant, il s’adresse à un large public, chacun pouvant y puiser de quoi apprivoiser et se représenter le monde.
[1] Dossier de presse du film.
Figure
récurrente _
Sensible à l’image et au son dès les premières minutes du film, les oiseaux occupent une place de choix dans le film,
qu’ils soient signes de mauvais augure (les corbeaux qui guettent le départ de la famille à Novi-Varna ; les vautours qui tournent autour du camp de Shalangar), à la fois malfaisants et touchants (la bande d’Adriel, les enfants des rues « corbeaux » ) ou adjuvants (les oiseaux libérés par Kyona qui empêchent leurs poursuivants de les rattraper ; ils seront toutefois ceux qui annoncent l’arrivée de l’hiver, donc de la séparation du frère et de la sœur). Un oiseau sera présent de bout en bout du film, figure de conte par excellence (impossible qu’il ait réellement suivi Kyona depuis Novi-Varna), sorte d’ange-gardien : la pie voleuse, qui est aussi le premier être animé visible dans La Traversée. « T’en as de la chance d’avoir des ailes », lui dira Kyona prisonnière des della Chiusa. Les ailes des oiseaux leur permettent de prendre leur envol ; pas celles que porte Shake, l’autre amie-pie de Kyona, tout de noir et blanc vêtue. Ici, l’habit semble bel et bien faire l’oiseau : dans son numéro de cirque, Shake donne l’illusion de s’envoler. L’illusion seulement : quand les soldats viendront l’arrêter, ils lui briseront les ailes et la cloueront à terre.
Sans retour _
Le titre du film indique le programme à suivre, une traversée, à savoir un parcours spatial et temporel. Dès le début du film, la suite est annoncée : le chemin que suivront les deux enfants est décrit par le père dans la scène nocturne à Novi-Varna, carte à l’appui. Les périls auxquels ils seront confrontés sont symbolisés dans le cauchemar que fait Kyona : poursuites et arrestations par les soldats et les miliciens, qui envahissent de plus en plus le territoire ; menace des requins de tout poil ; risque de périr en mer. Les groupes de personnes en rouge, bleu et jaune annoncent toutefois d’autres rencontres solidaires, voire amies. C’est malgré tout l’épouvante qui domine, contredisant ce que Kyona a dit à son frère avant de s’endormir : pourquoi avoir peur ? « On sera avec les parents. » Or les parents disparaissent rapidement, ouvrant ainsi la porte à toutes les angoisses et toutes les émotions, précisément ce que travaille le conte.
Dès lors qu’elle est investie de la mission de conduire son frère à Arcata, Kyona n’a qu’une idée en tête : poursuivre sa route, même quand Iskender l’en dissuade, lui proposant de rester avec lui : « Ici, ça va. » C’est inaudible pour Kyona, qui doit protéger Adriel. Sa réplique, en miroir de celle d’Iskender, est sans appel : « [Mon frère] est en danger, ici. » Cette nécessité de poursuivre le mouvement enclenché, cette impossibilité de revenir à la station précédente est à l’image de la technique d’animation utilisée. Avec la peinture animée, l’animateur n’a pas le droit au repentir. Il lui est quasiment impossible de revenir en arrière, de reprendre un mouvement antérieur : les coups de pinceaux l’ont effacé.
Revenir en arrière, c’est pourtant ce que ne cesse de faire le récit, avec l’irruption régulière de la voix off de Kyona âgée qui commente ce qui se passe, nous donne son point de vue sur tel ou tel personnage. Pourquoi raconter son histoire, elle qui a survécu ? Pourquoi ressasser de si terribles souvenirs ? Pourquoi, sinon parce qu’ils la hantent et qu’elle a besoin de la partager ? Son monologue final est des plus poignants : « La fuite avait englouti notre enfance et avec elle toute notre vie d’avant » (qui fait écho à ce que Kyona avait dit à Iskender : « C’est difficile de penser à avant. Quand on était petits ») ; et, parlant des êtres chers qu’elle a laissés en chemin : « Toute ma vie j’ai espéré qu’ils sonneraient un jour à ma porte, que je les croiserai par hasard sur une route, dans la rue ; que je recevrai par la poste un courrier. »
Pourquoi raconter cette histoire sinon, précisément, parce que c’est aussi notre histoire, l’histoire humaine, et que le désir est grand de croire qu’un film, un livre, une œuvre d’art pourrait permettre l’avènement d’un monde meilleur ?
Comment interpréter alors le fait que le film s’inscrive dans une boucle, comme si l’histoire ne pouvait que se répéter ? Il s’achève en effet sur le paysage vu au début du film dans l’atelier de l’artiste. Loin d’être une boucle, c’est en fait un retour au présent. Le « retour » sur les traces du passé ne peut pas être physique, mais il peut l’être en pensées. Il permet d’ailleurs de mesurer le chemin parcouru. L’artiste a le pouvoir de le représenter. La première et dernière image peinte du film, aux couleurs vives et gaies, est un symbole de paix et de liberté. Sous ses strates, elle contient ce et ceux qu’il a fallu abandonner en chemin et donne une lueur d’espoir : au bout du périple, la jeune fille dessinatrice est devenue peintre. À travers son art, c’est du monde dont elle témoigne, comme l’a fait la mère de la réalisatrice, Mireille Glodek Miailhe, à qui le film est dédié. Il l’est aussi à sa grand-mère, achevant de confirmer l’enjeu autobiographique de l’œuvre.
Prolongements
Pistes pédagogiques _
Nombre de cinéastes ont porté des contes au cinéma, adaptant plus ou moins librement les grands récits de Charles Perrault ou des frères Grimm en animation (impossible de faire l’impasse ici sur les films Disney ; on retiendra également La Jeune Fille sans mains de Sébastien Laudenbach) ou en prise de vues réelles (La Belle et la Bête, Jean Cocteau, 1945 ; Peau d’âne, Jacques Demy, 1970 ; Le Petit Poucet, Olivier Dahan, 2001…). On pourra ici encore s’interroger sur le choix de telle ou telle technique [Encadré : « L’animation image par image »].
La Traversée, qui propose un récit inédit, est parcouru de figures de contes que les élèves pourront répertorier. Ils pourront aussi donner un titre inspiré de cette recherche à chaque chapitre du film.
La séquence de l’automne chez les della Chiusa [séq. 4] est particulièrement riche en la matière. Adriel/Peter qu’il s’agit d’engraisser est un nouvel avatar de Hansel. C’est pourtant Kyona/Janet/Gretel qui a une vision horrifique : à table, les têtes de ses parents adoptifs se fondent avec celles des animaux empaillés derrière eux, les transformant en monstres prêts à la manger : c’est sa tête, servie sur un plateau, que son « père » s’apprête à trancher avec son long couteau effilé.
Chaque chapitre du film est associé à une situation des chemins de l’exil. Les élèves pourront les répertorier en se référant à l’histoire ancienne, moderne et contemporaine. Comment interpréter le fait que Florence Miailhe et Marie Desplechin aient souhaité évoquer plusieurs façons d’endurer une migration nécessaire ? La dimension apocalyptique du film (les enfants passant de Charybde en Scylla) leur semble-t-elle réaliste ? Exagérée ? À quelles fins l’est-elle ? Des récits[1] leur permettront de réaliser que le parcours d’un migrant est, de fait, un combat de tous les instants, sur des durées souvent beaucoup plus longues que celle de La Traversée d’Adriel et Kyona.
[1] Par exemple celui de Mohamad Shahab Rassouli, né en Afghanistan, recueilli par Hédia Yelles-Chaouche dans le cadre de l’exposition temporaire Frontières au musée de l’histoire de l’immigration : https://www.histoire-immigration.fr/temoignage-mohammed-shahab-rassouli
Reviews
Le découpage narratif
1-PROLOGUE : L’ATELIER
[00:00:00 – 00:02:51]
Off, une voix de femme âgée raconte : « Toute ma vie j’ai dessiné. » La caméra balaie de gauche à droite l’intérieur de son atelier filmé en prise de vues réelles, jusqu’à un paysage peint visible à travers une fenêtre. Une pie le traverse. La caméra change alors de mouvement, se concentrant sur la table à dessin posée sous la fenêtre. Le mouvement vers le bas se poursuit par un zoom sur un carnet bleu, donné par le père de l’artiste, nous apprend-elle. Des mains dessinées l’ouvrent : « Regarde », interpelle la voix off. Des croquis du village de Novi-Varna et de ses habitants défilent, dont ceux de la famille de Kyona et Adriel. « Les gens ont fui, beaucoup sont morts », raconte la femme. Sa main glisse sur le carnet, révélant un décor coloré. Sa voix commentera régulièrement le récit.
CHAPITRE 1 – FIN DU PRINTEMPS, L’ARRACHEMENT À NOVI-VARNA
[00:02:51 – 00:12:51]
Le pogrom
[00:02:51 – 00:08:07]
Le départ
[00:08:07 – 00:09:32]
La gare
[00:09:32 – 00:11:29]
La séparation
[00:11:29 – 00:12:51]
CHAPITRE 2 - UN ÉTÉ AVEC LES ENFANTS DES RUES
[00:12:51 – 00:24:07]
L’arrivée à Stemetsvar
[00:12:51 – 00:13:58]
Le camp des enfants des rues
[00:13:58 – 00:17:00]
Jon
[00:17:00 – 00:21:12]
L’enlèvement
[00:21:12 – 00:24:07]
CHAPITRE 3 - UN AUTOMNE DANS LA MAISON DES OGRES
[00:24:07 – 00:38:00]
Le passage de l’eau
[00:24:07 – 00:25:57]
L’arrivée chez les della Chiusa
[00:25:57 – 00:30:33]
La vie au château
[00:30:33 – 00:34:52]
La fuite
[00:34:52 – 00:38:00]
CHAPITRE 4 - UN HIVER DANS LA FORÊT AVEC BABAYAGA
[00:38:00 – 00:49:03]
La tempête
[00:38:00 – 00:39:33]
Dans la forêt, Kyona se réjouit d’avoir retrouvé son frère. Mais la neige qui commence à tomber se transforme en tempête. Le frère et la sœur se perdent de vue. Kyona se retrouve seule. À bout de force, elle s’effondre. La neige se met à la recouvrir.
Sauvée par Babayaga
[00:39:33 – 00:43:13]
Un chien sent une présence humaine sous un tas de neige. Le corps de Kyona est maintenant affalé sur une brouette poussée par un être vêtu de noir, branchages sur le dos. L’enfant, allongée dans un grand lit et recouverte d’une belle couverture, se réveille dans la cabane d’une vieille femme qui fume la pipe près d’un âtre situé au centre de la pièce. Babayaga est une Skanderberg : elle porte les mêmes tatouages bleus qu’Iskender sur le visage. Elle semble muette : elle ne répond à aucune question de Kyona qui s’est redressée, laissant voir sa poitrine plate de fillette et prenant le bol de soupe que lui tend la vieille femme. Elle met ensuite le chapeau en fourrure d’ours que Babayaga a posé sur son lit. Chaudement vêtue, Kyona rejoint la vieille femme qui coupe du bois à l’extérieur et refuse de l’emmener là où elle l’a trouvée. Les larmes de Kyona se transforment aussitôt en perles bleues. La neige recommence à tomber, Kyona s’y enfonce dès qu’elle fait un pas. Elle comprend qu’elle ne pourra pas retrouver Adriel dans ces conditions, ramasse des bûches et retourne dans la cabane.
Cohabiter avec Babayaga
[00:43:13 – 00:46:29]
Devenir une jeune fille
[00:43:13 – 00:49:03]
CHAPITRE 5 - UN PRINTEMPS AU CIRQUE DE MADAME
[00:49:03 – 01:01:58]
Les retrouvailles
[00:49:03 – 00:52:10]
Jongler avec Erdewan
[00:52:10 – 00:56:53]
L’arrestation de Shake
[00:56:53 – 01:01:58]
CHAPITRE 6 - UN ÉTÉ À SHALANGAR
[01:01:58 – 01:17:57]
Nouvelle arrestation
[01:01:58 – 01:03:18]
L’entrée dans le camp
[01:03:18 – 01:05:00]
Kyona se meurt
[01:05:00 – 01:09:26]
L’amère déception
[01:09:26 – 01:12:53]
L’évasion
[01:12:53 – 01:17:57]
ÉPILOGUE – LA LIBERTÉ
[01:17:57 – 01:19:42]
GÉNÉRIQUE DE FIN
[01:19:42 – 01:23:41]
Les personnages
Figures de l'Exil
Le couple soeur-frère porte le récit. Leur relation va évoluer tout au long de leur voyage et des épreuves. Ils
grandissent, changent et révèlent leur personnalité. Aux deux tiers du film, leur relation basculera et c’est Adriel qui
soutiendra sa soeur à la fin de leur épopée. La famille et les parents étant perdus assez rapidement, c’est une famille de coeur
qui les remplace. Cette nouvelle famille d’alliés et d’amis se constitue au fil des rencontres. Parmi eux, la Babayaga de la forêt,
Erdewan, Shaké, Issawa et des personnages attachants mais ambivalents, dont le charme tient à leur ambigüité même, Iskender
ou Madame.
Kyona _
un besoin vital de dessiner
Adriel _
le frère à protéger
L’enfant _
ISSAWA
Figures de parents _
Les parents de Kyona & Adriel
Les della Chiusa
Figures d’amoureux _
Iskender
Erdewan
Les électrons libres _
Jon
Babayaga
La tribu du cirque _
Madame
Shake
Prolongements
Piste pédagogique _
Les élèves pourront relever les différents couples présents dans le film, la nature et les caractéristiques de leur relation et leurs rapports aux autres personnages : les parents légitimes et aimants ; les parents adoptifs ; Kyona et Iskender ; Kyona et Erdewan. Des couples tous hétérosexuels ; les scénaristes introduisent toutefois l’idée de couples moins binaires lors de la première apparition de la biche, en hiver, à qui Kyona demande : « T’as une famille ? Un cerf ? Une biche ? T’as un frère ? » L’allusion au « frère », ici, souligne si besoin était que « le » couple du film est celui de Kyona et Adriel, qui porte le récit. Comment évolue-t-il ?
Pendant les deux tiers du film, Kyona protège son frère. Elle joue le rôle de parents chez les enfants des rues, interdisant à Adriel de fumer. Elle est désespérée de le perdre alors qu’ils vivent côte à côte – chez les parents adoptifs –, puis lorsqu’ils sont vraiment séparés pendant l’hiver. Après le départ du cirque, les rôles s’inversent : Kyona est malade, c’est Adriel qui prend soin d’elle, la nourrissant de trois fruits minuscules et assistant Iskender qui lui administre ses médicaments.
Une image au début du film illustre le lien très fort entre Kyona et Adriel et leur besoin réciproque de la présence de l’autre : face à l’horreur du saccage de leur village, ils se serrent la main, et le cadre se resserre sur leurs peaux qui n’en font plus qu’une [Mise en scène].
On pourra se demander quels autres personnages prononcent les termes de « frère » et « soeur » dans le film. Quelles valeurs Issawa et Shake mettent-ils dans ces mots ? Et les élèves ?
La mise en scène
Figurer le quotidien
& l'onirique _
Grâce à sa technique personnelle [Technique et production], Florence Miailhe réussit à documenter des situations contemporaines sous la forme d’un conte [Genre]. Avec les animatrices du film, elle s’empare de l’étendue des possibles offerts par l’animation qui permet de donner à voir ce que la prise de vues réelles ne saurait capter, mâtinée de l’empreinte si particulière et si féconde de la peinture animée.
Métamorphoses des corps
& de la matière _
Envahissements
_
Variation des échelles de plan _
Plongées verticales
_
Dès le prologue, il s’agit de plonger dans le passé : la caméra panote en plan moyen sur l’atelier. Elle commence sa plongée sur le carnet de Kyona et l’achève alors qu’elle le cadre à la verticale en très gros plan, à l’image des gros plans sur Kyona qui parsèment le film. Le carnet est comme un double d’elle-même.
Tout au long du film, c’est en plongée verticale que nous verrons le carnet en gros plan quand Kyona dessine sous nos yeux le portrait d’Iskender, par exemple, ses mains à l’œuvre dans le cadre, l’une tenant la page, l’autre traçant. Cet angle de vue sur l’objet et sur les mains (jeunes et âgées) fait, avec la voix off, le lien entre passé et présent.
C’est encore en plongée que Kyona regarde, en souriant, le reflet de son visage sur l’étang elle qui dessine tout le monde, mais que personne ne dessine, qu’elle est vue nageant nue, dans l’eau fraîche et cristalline de l’étang, qu’apparaissent enfin, comme par magie, ses premières gouttes de sang menstruel. Elle semble être contemplée par un regard divin, protecteur peut-être celui de la pie qui l’accompagne tout au long du chemin [Motif] ? Un être bien vivant, auquel fera écho le corps mort d’Erdewan peu à peu couvert de cendres et de sang. Le regard divin change de nature. Morte, la mère de Kyona l’est sans doute aussi, elle qui a passé ses papiers à un soldat transaction filmée en plongée verticale et qu’il a presque aussitôt jetés à terre.
Le carnet : une autre grammaire plastique _
Personne ne dessine Kyona, pourtant Iskender a émis l’hypothèse de le faire peut-être simplement pour pouvoir lui glisser qu’elle est « jolie ». Quelques secondes plus tôt, un gros plan sur Kyona devant un drap blanc semblait sorti du carnet, n’étaient les touches de peinture très notables dans sa chevelure. Le carnet, lui, est constitué de dessins au fusain. Sa matière est différente. C’est aussi ce qui en fait son prix, sa rareté, et sa dimension documentaire : c’est un objet d’archives qui a survécu aux temps. À la fin du film, Kyona âgée le feuillette à l’envers, avec tristesse et nostalgie, pour conjurer le temps qui passe, peut-être, et ne pas oublier, grâce au carnet. « C’est difficile de penser à avant, quand on était petits », avait-elle dit à Iskender. C’était alors trop douloureux. C’est maintenant bien lointain. Les plans dans lesquels Kyona dessine ou, âgée, consulte le carnet, sont quasiment les seuls du film en caméra subjective. Nous sommes totalement avec elle et, l’espace de quelques instants, nous avons même l’illusion de pouvoir dessiner aussi bien qu’elle. La caméra subjective apparaît aussi au moment où la barque quitte la rive [séq. 4] mais sur la barque qui tangue, impossible de dessiner. Le bonheur de traverser l’eau, enfin, se mêle à la peur de cette traversée : « Des noyés, on en a toutes les nuits », a dit le passeur. Le noir qui envahit le haut du cadre confirme que l’horreur guette.
Instants magiques
_
Le rapport à la nature _
Cyclopes _
La métaphore astrale ne concerne pas seulement le soleil. La lune est l’astre des artistes, des poètes. Shake exécute son numéro de funambule à l’intérieur d’un disque lumineux. Ronde encore est la lune qui apparaît dans le ciel au-dessus du bidonville des enfants des rues. Elle s’inscrit dans une forme en amande évoquant un œil (singulièrement celui de Kyona) qui se ferme aussitôt parce qu’il est l’heure de dormir, parce qu’il est malheureux d’observer les conditions de vie de ces enfants ?
Pourtant, Kyona ne ferme presque jamais l’œil. Elle a soif d’observer le monde, dont elle ignorait tout, ou presque, avant le grand départ. Elle a soif de connaître, et de laisser une trace. Elle a la curiosité de l’enfant qui, bientôt, se couple à la prise de conscience de la réalité du monde propre aux adolescents. Pour les figurer, l’œil est souvent mis en valeur, dans le film. Il apparaît dans le train [Séquence], puis à travers les feuillages quand elle découvre le cirque. Il engloutit l’écran quand elle se précipite vers le corps d’Erdewan qui vient de tomber à terre, mort ce mouvement faisant écho à la façon dont l’œil d’Erdewan, d’un bleu acéré, envahit l’écran quand il se précipite vers Iskender, furieux de le voir au chevet de Kyona [01:08:25]. Le parallèle s’établit de lui-même : c’est à cause d’Iskender qu’Erdewan est mort..
Références picturales _
Florence Miailhe a une formation de peintre. La Traversée est empreint de références à l’œuvre d’artistes connus des XIXe et XXe siècle, sans toutefois chercher à les reconstituer (ce qui reviendrait, pratiquement, à les rendre vivants, étant donné la technique d’animation de la réalisatrice). Chagall et Picasso semblent incontournables dans la séquence empreinte de féérie au cirque, avec ses lignes géométriques dessinant des formes colorées. Le paysage de début (par la fenêtre) et de fin du film évoque Van Gogh, tout comme la forme caractéristique des arbres qui bordent l’étang. Le couloir menant aux chambres (dont Florabelle vient de refaire les couleurs, apprend-elle aux enfants) chez les della Chiusa, le jardin du domaine font écho aux tableaux de Bonnard ou de Matisse. Les métamorphoses propres à la mise en scène de Florence Miailhe peuvent être rapprochées de l’œuvre de Soutine, les paysages de montagne rappellent ceux de Cézanne.
Florence Miailhe ne se contente assurément pas de faire des clins d’œil aux maîtres incontestés de la peinture. En reconnaissant (consciemment ou non) un style pictural qui a déjà exercé son influence sur lui, le spectateur est immédiatement plongé dans une ambiance familière, qui oriente son regard et ses impressions.
Prolongements
Pistes pédagogiques _
Le récit est divisé en chapitres associés à une saison, elle-même associée à une couleur dominante classique en la matière : rouge pour l’automne, blanc pour l’hiver… La transformation de la nature d’un chapitre à l’autre est marquée. Au sommet de la butte jonchée de détritus près du campement des enfants des rues, Kyona regarde de l’autre côté de l’eau, où la rive a déjà pris des teintes automnales. Un groupe d’oiseaux colorés entraîne les feuilles d’automne [Motif], dénudant brutalement les branches des arbres. Le vert des frondaisons se transforme à vue d’œil au fur et à mesure que Kyona se rapproche du cirque. À la fin de ce chapitre, les montagnes qui entourent le campement sont déjà grillées par le soleil.
Chaque chapitre est également associé à une situation des chemins de l’exil. Les élèves pourront les répertorier, en se référant à l’histoire ancienne, moderne et contemporaine : pogrom, enfants des rues, traite humaine, retrait du monde ou au contraire vie en communauté pour mieux se camoufler, centre de rétention. Pour quelles raisons Kyona et Adriel passent-ils par toutes ces étapes ? Florence Miailhe n’a pas livré un documentaire sur l’exil. Elle revendique de passer par le conte pour exprimer son regard, avec sa sensibilité, sur le monde. On pourra demander aux élèves de se demander en quoi la coloration marquée de chaque chapitre sert les intentions de l’artiste.
Dans le prolongement de cette réflexion, ils pourront chercher dans des journaux, des livres ou sur Internet des clichés, des reproductions de tableaux, d’installations, etc., représentant une situation d’exil. Quelle couleur dominante se dégage de chacun d’eux ? Est-ce la même d’un support à l’autre ?
Si Florence Miailhe ne cherche pas à mettre en scène des œuvres connues d’éminents confrères peintres, des cinéastes ont au contraire bâti certains de leurs films autour de l’idée de « tableaux vivants », c’est-à-dire la reconstitution à l’identique, ou de manière plus allusive, d’œuvres picturales. L’enjeu, pour ces cinéastes, n’est bien sûr pas seulement de reproduire des tableaux avec des modèles, en leur faisant prendre la pose dans un décor reconstitué. Il peut être de révéler ce qui se passe « en coulisses » entre les figurants, pendant la préparation de la reconstitution à proprement parler. C’est le cas de La ricotta de Pier Paolo Pasolini (1963), où un cinéaste (interprété par Orson Welles) met en scène la Passion du Christ.
Le film mêle réflexion sur le cinéma, la peinture, et le sous-prolétariat en Italie puisque l’un des figurants, crève-la-faim des faubourgs de Rome, n’a qu’une idée en tête : manger. Avec Maèsta, la passion du Christ (2015), Andy Guérif relève le défi de reconstruire un polyptyque de 26 panneaux. Les figurants, au phrasé très contemporain, passent d’un tableau à l’autre et préparent le moment de la pose dans un joyeux brouhaha. On assiste alors au fonctionnement tranquille d’un système aveugle, à l’usage ordinaire de la cruauté (la crucifixion est jouée à deux reprises). En quoi ces deux films peuvent-ils être mis en parallèle avec La Traversée ? Dans L’Hypothèse du tableau volé (Raoul Ruiz, 1979), un collectionneur reconstitue avec des figurants six des sept tableaux d’un peintre du XIXe siècle. Il cherche à comprendre les liens cachés entre eux et découvrir ainsi la raison du vol du septième tableau.
Forts de ces réflexions entre peinture et cinéma, les élèves pourront s’intéresser aux ponts que le cinéma tisse avec d’autres arts.
Analyses
de séquences
L’ouverture du film
La réalisatrice joue avec les trucages et les illusions dans cette scène en trompe-l’œil habilement travaillée…
Analyse en vidéo _
CNC
Choisir son camp
Séquence 11:
la solidarité des réfugiés
De 0h15’51 à 18’21 _
Analyse en vidéo _
Note méthodologique _
Par Léo Souillés-Debats
Il n’existe pas de numérotation officielle pour découper plans par plans une séquence mais, généralement, on donne un numéro à chaque plan. Le numéro change donc dès qu’il y a un cut ou toute autre forme de transition entre deux plans (fondu, volets, fermeture à l’iris, etc.).
Exemple : le plan 1 est suivi du plan 2, puis du plan 3, etc.
Si la caméra effectue un mouvement, le cadre change mais on reste sur le même plan (pas de cut). Pour tenir compte de ce mouvement au moment du découpage, on peut ajouter dans ce cas une lettre au numéro du plan.
Exemple : la caméra est fixe sur une actrice filmée en plan américain (plan 1a) puis elle débute un travelling avant pour se retrouver, en gros plan, sur le visage de l’actrice (plan 1b).
Enfin, si vous souhaitez découper plusieurs fois le même plan (pas de cut), vous pouvez ajouter un deuxième numéro au plan : plan 1.1, plan 1.2, plan 1.3.
Cet ajout peut servir à découper un plan dans lequel se déroule un changement notable qui nécessite d’être montré. Par exemple, un acteur se métamorphose sous nos yeux, en temps réel, sans cut. On pourra retenir le plan 1.1 qui présente l’acteur avant sa transformation et le plan 1.2 qui montre l’acteur après sa transformation.